Ouverture du droit et de la justice: quel accès, quelles dépendances?

Lisa Pelssers , FaSS/Université de Liège, Belgique, lisa.pelssers@uliege.be

En Belgique, ces vingt dernières années ont été marquées par différents chantiers d’informatisation et de digitalisation (Poullet, 2009 ; Wynsdau & Jongen, 2015) qui visaient à « moderniser » l’institution judiciaire. Ils se sont toutefois soldés par divers échecs successifs (Dubois & al., 2019). En 2016, la justice belge restait perçue comme trop peu accessible, dotée d’outils informatiques obsolètes, trop lente, trop pauvre et inefficiente (Inghels, 2016).

Tant les citoyens que les professionnels du droit pâtissent de cette situation, comme l’illustre le problème de l’accès à la jurisprudence : celui-ci n’est ni gratuit, ni fiable, ni complet (Dubois et al., 2020). Plus généralement, les sources juridiques – législation, jurisprudence et doctrine – sont émiettées (Malliet, 2017). Et, bien que l’accès électronique à ces contenus éparpillés dans presque 400 revues soit possible, il nécessite, soit des achats à l’unité, soit d’onéreux abonnements aux revues spécialisées. Par conséquent, l’accès à l’information juridique est assez fermé et dominé par les éditeurs juridiques privés, comme les groupes Larcier et Kluwer qui se partagent l’essentiel de ce marché.

L’accès à la jurisprudence est donc régulé par des mécanismes marchands et des entrepreneurs privés depuis l’origine de notre pays, en l’absence d’une initiative publique organisant la diffusion des informations juridiques. Pourtant, le droit est un bien public. Faciliter sa diffusion et sa connaissance constitue un principe démocratique essentiel (Peruginelli, 2014). En mai 2019, la révision de l’article 149 de la Constitution[1] semblait indiquer que ce principe devait enfin correspondre à la réalité (Hubin, 2019 ; Behrendt & Jousten, 2020). Cette réforme annonçait que, dès le premier septembre 2020, tous les arrêts et jugements rendus par les cours et tribunaux seraient publiés en ligne. Un accès gratuit, permanent, fiable serait désormais garanti par l’État. Toutefois, cette date d’entrée en vigueur a rapidement été postposée au premier septembre 2021[2], puis au premier septembre 2022[3], faute d’infrastructure disponible.

Force est de constater que, sans le travail des éditeurs juridiques, personne n’aurait accès aux ressources jurisprudentielles. Ils jouent un rôle essentiel en permettant l’archivage et la distribution de sources juridiques tout en empêchant leur contrefaçon (Dubois, 2022). Cependant, dans ce système oligopolistique, l’accès à l’information juridique constitue un problème de droit, le droit au droit étant caractérisé par de nombreuses disparités et inégalités. Pourtant, l’ensemble des citoyens, et en particulier les avocats, greffiers, magistrats et experts devraient en principe jouir d’un même accès au droit (Faget, 1995).

C’est pourquoi la loi du 5 mai 2019 est une opportunité et une nécessité pour l’État de reprendre la main sur cette situation et de réguler ce marché de « biens publics ». Mais la création de la banque de données centralisée des jugement et arrêts soulève de nombreuses inquiétudes. Certaines questions me?ritent ainsi une attention particulie?re. Par exemple, quelles informations publier ? Toutes ou certaines ? (Sélection vs infobésité) Dans un souci de transparence totale ou de clarte?/ intelligibilite? ? (Quel accès ? Dans quel but ?) Avec des solutions libres ou des logiciels proprie?taires ? Avec l’aide de quels type d’acteurs : privés ou publics ? Qui a accès aux données ? Et à quelles données ?, etc.

Pour éclairer l’importance de ces questions et les enjeux politiques qu’elles entrainent, prenons deux exemples concrets.

Le premier est celui du Conseil d’État belge et, plus particulièrement, de l’application juriDict. Depuis 2007, elle permet de naviguer et d’effectuer des recherches en ligne dans les banques de donne?es jurisprudentielles de l’auditorat du Conseil d’État[4]. Cette plateforme ouverte et gratuite est devenue un outil incontournable en droit administratif puisqu’elle donne accès systématiquement aux arrêts prononcés puis classés de manie?re arborescente et structure?e. De plus, aucune pseudonymisation préalable n’est requise pour les décisions, qui sont publiées dans leur intégralité, sauf si une partie demande la dépersonnalisation avant la fin du débat (Mont, 2019, p.443). Enfin, l’infrastructure technique de juriDict se caractérise par des solutions open source, plutôt que propriétaires.

L’exemple de juriDict est particulièrement intéressant puisqu’il permet d’illustrer la manière dont plusieurs des questions précédemment posées ont déjà été traitées (Dubois & Pelssers, 2022). Il met notamment en lumière deux enjeux cruciaux. Premièrement, le recours aux logiciels libres permet de garantir l’indépendance du Conseil d’État vis-à-vis d’acteurs tiers, qu’ils soient publics (gouvernement, parquet, administration) ou privés (entreprises, barreaux, consultants et développeurs informatiques, etc.). Deuxièmement, le développement et la maintenance de jurDict sont peu coûteux financièrement avec des résultats performants et une plus grande viabilité de l’outil. Si la juridiction avait eu recours à des logiciels propriétaires durant la construction de l’infrastructure technique de juriDict, son indépendance et, par conséquent, l’État de droit, n’auraient-ils pas été menacés ?

Second exemple : le Registre Central de Solvabilité (RegSol). Depuis 2017, cette application contient toutes les données et documents liés à la procédure d’insolvabilité tels que l’identité des entreprises, leur activité économique, la liste des créanciers, etc[5]. Ces données sont conservées par l’administrateur pendant trente ans à partir de la date (du jugement) jusqu’à la clôture du dossier d’insolvabilité (Vanderstichele, 2017). Le développement et la maintenance de RegSol sont assurés par une entreprise privée. Le système judiciaire dépend alors de celle-ci pour effectuer le traitement adéquat des données ainsi que pour la maintenance de l’outil. Cette situation induit, par ailleurs, la détention par des acteurs privés de données personnelles concernant les citoyens (Vanderstichele, 2017).

Ces deux cas concrets démontrent comment des choix techniques et organisationnels différents induisent des conséquences distinctes mais essentielles pour la justice au sens large.

Au sujet du marché public lancé il y a quelques mois dans le but d’enfin concrétiser la loi du 5 mai 2019, on sait actuellement peu de choses. Mais on peut supposer que le développement de la banque de données concernées sera soit totalement, soit partiellement pris en charge par des acteurs privés. Cette perspective questionne l’indépendance de l’institution judiciaire, un principe essentiel dans un État de droit, mais aussi l’autonomie de la justice par rapport à des acteurs tiers. Les exemples proposés ici indiquent qu’il est nécessaire de réfléchir aux possibles conséquences de la technologie sur la justice et sur l’État de droit qu’elle doit garantir.

Bibliographie

Behrendt, C., & Jousten, A. (2020). La révision de l’article 149 de la Constitution: la publicité des décisions judiciaires à l’ère du numérique. Journal des Tribunaux139, 2-8.

Dubois, C. (2022). La numérisation, levier d’une justice accessible et indépendante?. Journal des Tribunaux, 6881(1).

Dubois, C., Mansvelt, V., & Delvenne, P. (2019). Entre ne?cessite? et opportunite?s : la digitalisation de la justice belge par l’ordre des avocats. Droit et societe, (3), pp. 555-572.

Dubois, C., Montens, P., Vandendooren, A. S., Hoyoux, R., Vigneron, J., & Rosic, Z. (2020). Le libre acce?s a? l’information juridique : une opportunite? de?mocratique… et budge?taire. Le Vif. L’Express.

Dubois, C., Pelssers, L. (2022). Saisir la socio-matérialité du droit administratif : juriDict et l’infrastructure juridico-technique du Conseil d’État belge. Revue Interdisciplinaire d’Études Juridiques. 88(1), (à paraître).

 

Faget, J. (1995). L’accès au droit: logiques de marché et enjeux sociaux. Droit et société, 30(1), 367-378.

 

Hubin, J. B. (2019). La publicite? de la jurisprudence en version 2.0. RDTI, (74), pp. 55-70.

Ingels, B. (2016). Le Baromètre de la Justice : une confiance à restaurer. Justice en ligne, https://www.justice-en-ligne.be/Le-Barometre-de-la-Justice-une

Malliet, C. (2017). UPDATE: Research guide to Belgian law. GlobaLex. Consulté le 3 juin, 2022, https://www.nyulawglobal.org/globalex/Belgium1.html

 

Mont, J. (2019). RGDP: faut-il anonymiser la jurisprudence publiée?. Journal des Tribunaux, (6776), 442-449

Peruginelli, G. (2014). L’acce?s global au droit : un aperc?u du passe? et un regard vers l’avenir. Revue franc?aise des sciences de l’information et de la communication, 4.

Poullet, Y. (2009). The Belgian Case: Phenix or How to Design E Justice Through Privacy Requirements and in Full Respect of the Separation of Powers. In E-Justice: Using Information Communication Technologies in the Court System (pp. 186-195). IGI Global.

Vanderstichele, G. (2017). Data Ownership–New Business Model for the Bar–Distributed Government: Article 5/3 § 1 Belgian Bankruptcy Law

Vanderstichele. G. (2017). RegSol: Het onderscheid tussen publiek en privaat recht vervaagt (Issue 349, pp. 11–11). Kluwer Rechtswetenschappen.

Wynsdau, S., & Jongen, F. (2015). Les procédures électroniques: réalisations, échecs et perspectives. Pas de droit sans technologie, Bruxelles: Larcier, 92-94.

 

[1] Loi du 5 mai 2019 modifiant le Code d’instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts, M.B., 16 mai 2019, p. 47030. Voy. notamment les articles 190 et 344 du Code d’instruction criminelle et les articles 780, 782bis et 1109 du Code judiciaire.

[2] art. 9 de la loi du 5 mai 2019 modifié par l’art. 73 de la loi du 31 juillet 2020 portant sur les dispositions urgentes en matière de justice, M. B., 7 août 2020.

[3] art. 9 de la loi du 5 mai 2019 modifié par l’art. 6 de la loi du 12 juillet 2021 portant sur les dispositions urgentes en matière de justice, M.B., 20 juillet 2021.

[4] http://www.raadvst-consetat.be/?page=juridict&lang=fr (consulté la dernière fois le 23 septembre 2021).

[5] Art. 5/1. de la loi du 8 AOUT 1997. – CODE DE COMMERCE LIVRE III – Loi sur les faillites

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