La justice en ligne poussée dans le dos par la crise sanitaire

Par Gregory Lewkowicz, Professeur à l’Université libre de Bruxelles, directeur du programme droit global du Centre Perelman

Richard Susskind est bien connu de tous ceux qui s’intéressent à la transformation de la profession d’avocat. Ses ouvrages sur la question sont à la fois précurseurs d’un certain nombre d’évolutions et sources d’inspiration de réformes menées partout dans le monde[1]. Son dernier ouvrage s’intéresse toutefois plus particulièrement au monde judiciaire. Online Courts and the Future of Justice[2] est paru en novembre 2019. En un peu plus de 300 pages, Richard Susskind reprend et développe ses idées sur les transformations technologiques des juridictions et de l’office du juge.

I. Un plaidoyer pour le tribunal virtuel

Ceux dont l’imagination est capturée par le phantasme du juge robot ne trouveront que quelques pages sur cette question qui demeure, à bien des égards, soit du domaine de la science-fiction, soit de celui du jeu d’enfant sur le modèle de l’application à succès Kids Court[3]. L’essentiel du propos de l’auteur porte en effet sur la résolution des litiges en ligne et sur la création de tribunaux virtuels. Au fil des pages, l’auteur livre un véritable plaidoyer en faveur d’une justice en ligne dans ses différentes dimensions. Un tribunal, explique-t-il, n’est pas un lieu mais un service. Il n’y a aucune raison objective pour que ce service ne puisse être rendu, en tout ou en partie, à distance en profitant des développements de l’Internet et de l’informatique. Ceci est particulièrement vrai, estime l’auteur, lorsque l’accès au système judiciaire est exceptionnellement coûteux ou qu’il est inexistant.

Sur cette base, R. Susskind plaide pour une initiative à l’échelle globale offrant les outils de base d’une justice en ligne et faisant entrer le monde de la justice dans le champ de la compétition technologique. Il écrit :

« Nous avons besoin maintenant d’un effort global pour introduire des tribunaux en ligne dans les États qui ont un important arriéré judiciaire ou de sérieuses limitations dans l’accès à la justice. (…) Nous devrions développer et rendre disponible une plateforme mondiale, standard et adaptable pour les tribunaux virtuels (…) La plateforme, disponible en open-source, pourrait disposer d’un ensemble de procédures intégrées qui pourraient être adaptées aux différentes juridictions. Un ensemble d’outils standards pour les usagers pourrait être inclus dans la solution informatique, en ce compris des applications permettant l’accès par des technologies mobiles et des interfaces standards qui auraient été testées. »[4]

Jamais l’auteur n’aurait imaginé en écrivant ces lignes que l’épidémie globale du coronavirus fournirait à son dessein politique l’occasion d’un test grandeur nature.

II. L’épidémie de coronavirus, aiguillon de la justice en ligne

On pensera ce qu’on veut du  plaidoyer de Susskind en faveur de la justice en ligne[5]. Force est toutefois de constater que l’épidémie mondiale de coronavirus et les mesures de confinement des populations auxquelles elle donne lieu fournit l’occasion d’un test grandeur nature des solutions qu’il préconise. L’auteur ne s’y est d’ailleurs par trompé et a mis en place le 27 mars 2020 un observatoire virtuel de la justice en ligne : « Remote Courts Worldwide »[6]. Mis à jour quotidiennement, il inventorie le grand mouvement de migration des juridictions vers le monde virtuel.

Ce mouvement n’est pas limité au monde anglophone et aux juridictions de common law. Bien que celles-ci semblent avoir une longueur d’avance en la matière[7], il concerne également les juridictions de droit civil[8]. La France dispose ainsi de solutions logiciels pour organiser à distance le travail des juridictions commerciales[9]. En France, l’article 7 de l’ordonnance n°2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété prévoit ainsi que :

« Le juge, le président de la formation de jugement ou le juge des libertés et de la détention peut, par une décision non susceptible de recours, décider que l’audience se tiendra en utilisant un moyen de télécommunication audiovisuelle permettant de s’assurer de l’identité des parties et garantissant la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges entre les parties et leurs avocats. (…)

En cas d’impossibilité technique ou matérielle de recourir à un tel moyen, le juge peut, par décision insusceptible de recours, décider d’entendre les parties et leurs avocats par tout moyen de communication électronique, y compris téléphonique, permettant de s’assurer de leur identité et de garantir la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges. (…) »

Des mesures similaires ont été adoptées pour la procédure pénale[10].

En Belgique également, des expérimentations sont en cours. Les paragraphes 2 et 4 de l’article 2 de l’arrêté royal n°2 du 9 avril 2020 concernant la prorogation des délais de prescription et les autres délais pour ester en justice ainsi que la prorogation des délais de procédure et la procédure écrite devant les cours et tribunaux prévoient, respectivement, la possibilité pour le juge de tenir une audience ou de demander des explications orales « par voie de vidéoconférence ». Le SPF justice a acquis dans ce contexte de nombreuses licences Webex™ afin d’équiper les magistrats. D’autres texte seraient actuellement examinés afin de profiter de la crise pour organiser le basculement de la justice vers le monde digital. Le débat sur ce basculement demeure toutefois vif et son issue incertaine.

Pour le meilleur et pour le pire, l’épidémie de coronavirus constitue en tous cas un incroyable catalyseur de la transformation numérique de la justice partout dans le monde. Elle est peut-être en train de donner raison à R. Susskind sur le sens de l’histoire. En tout état de cause, les professions du droit doivent plus que jamais se mobiliser pour encadrer cette transformation, adopter les lignes directrices qui s’imposent et protéger le domaine de la justice de l’appétit vorace des géants du web et du monde de l’informatique. Il me paraît en tous cas clair que nous ne pouvons pas, comme nous l’avons fait dans d’autres domaines, laisser la main aux GAFAM pour numériser la justice. Son indépendance n’y survivrait pas…

 

 

 

[1] R. Sussking, The end of Lawyers ?, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Tomorrow’s Lawyers, Oxford University Press, 2017 (2nd ed.).

[2] Oxford, Oxford University Press, 2019.

[3] Voy. la démonstration en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=z0S8v4aXaV8

[4] R. Susskind, Online Courts and the Future of Justice, op.cit., pp. 299-300.

[5] Pour une approche critique de la justice en ligne, voy. inter alia K. Benyekhlef et al. (ed.), eAccess to Justice, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2016.

[6] Accessible en ligne à l’adresse : https://remotecourts.org

[7] Voy. de ce point de vue le compte rendu de l’International Forum on Online Courts tenu en décembre 2018, disponible en ligne à l’adresse : https://www.gov.uk/guidance/international-forum-on-online-courts-3-and-4-december-2018

[8] Le recours à la vidéoconférence par les juridictions n’est pas nouveau et a déjà fait l’objet de nombreuses expériences. Voy. not. L. Dumoulin et Chr. Licoppe, Les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation dans la justice, Paris, LGDJ, 2017.

[9] Voy. https://www.tribunaldigital.fr

[10] Voy. Ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pe?nale sur le fondement de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.

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